ACCÉLÉRATION

L’une des formules les plus usées pour définir notre modernité est celle de l’accélération du temps, expression curieuse car le temps n’accélère pas, il s’écoule inexorablement. On confond le temps et la durée comme le disait Bergson : « le sucre met le même temps à se dissoudre dans le verre d’eau mais sa dissolution dure plus ou moins longtemps selon l’intensité de ma soif ».

Par Michel Barat, ancien recteur de l’Académie de Corse

Cette comparaison presque triviale de Bergson montre toute la différence entre l’objectivité et la subjectivité. Notre modernité est peut-être le temps de la perte de toute objectivité et celui des revendications exaspérées des subjectivités au mépris de toute vérité et de toute universalité. 

Notre postmodernité, comme on disait il y a vingt ans, se révèle être une « modernité tardive » comme il y a une « antiquité tardive » qui a connu quelques fulgurances mais dont la tonalité est plus celle du crépuscule. Cette accélération du sentiment qu’est la durée crée comme une « famine temporelle » pour parler avec les mots du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa. On a l’impression de ne plus avoir de temps à soi et le sentiment que tout est fugace au point qu’il n’y a plus de science mais que des opinions.

Ne nous y trompons pas cette accélération n’est pas simplement celle du progrès technique. Bien sûr les transports sont plus rapides et ont permis la mondialisation mettant à quelques heures d’avion les destinations les plus lointaines. 

Bien sûr encore, l’ère numérique a prodigieusement accéléré la communication… On aurait pu croire que ces progrès allaient nous donner plus de temps libre donnant raison au président Mitterrand d’avoir créé un ministère du Temps libre, ou réalisant le vieil espoir marxiste de pouvoir être le matin pêcheur et l’après-midi écrivain, supprimant ainsi toute aliénation dans le travail. 

« Ce progrès grâce au numérique n’a pas permis de réaliser l’utopie d’Ivan Illich d’une société sans école. »

Perversions numériques

Ce progrès grâce au numérique n’a pas non plus permis de réaliser l’utopie d’Ivan Illich d’une « société sans école ». Précisons : l’étymologie du mot « école » est le latin « schola » qui signifie loisir. Pour faire des études il faut en avoir le temps, le loisir : historiquement et pendant longtemps l’instruction fut réservée à un petit nombre de privilégiés. Il est aisé de constater qu’il n’en fut rien de tout cela. L’habitant des villes perd un temps fou dans les embouteillages alors que le rural n’a plus un transport simplement normal pour se déplacer. 

Oui, en revanche, le numérique a accéléré la vitesse des messages mais les a en même temps multipliés au point de déborder tout cadre ou employé de bureau jusqu’à envahir sa vie privée. Quant au système scolaire, il s’est presque partout affaibli pour parfois s’effondrer. 

Il ne s’agit donc pas de l’accélération technique mais de celle de la fluidité des sociétés. 

Laisser du temps au temps 

Définir une société comme fluide, c’est constater qu’elle ne retient rien, que tout s’y écoule, qu’elle n’est que devenir sans passé ni présent, où rien n’y fait actualité mais où tout n’y est que mode. Elle est tout l’inverse d’une société traditionnelle pour qui rien n’est devenir mais tout n’est que passé y compris le présent. 

La société traditionnelle s’efforçait de ralentir le temps, les nôtres, celles de la modernité tardive l’accélèrent. Si physiquement le temps est le temps dans l’inéluctabilité de son écoulement, ce temps s’est socialement accéléré au point que nous n’avons plus le temps à rien. Nous sommes donc emportés par une accélération sociale du temps, artifice qui va jusqu’à nier la réalité physique du temps. En un mot cette accélération est pure aliénation, elle a commencé par déconnecter le progrès technologique du progrès social pour finir par dissoudre la vie personnelle.

« Il existe un antidote à ce poison de la modernité tardive : la valorisation de la pause comme possibilité de résonance entre la conscience la plus intérieure et la verticalité, jadis on aurait dit une transcendance. » 

L’instant visage de l’éternité 

Il existe un antidote à ce poison de la modernité tardive : la valorisation de la pause comme possibilité de résonance entre la conscience la plus intérieure et une verticalité, jadis on aurait dit une transcendance, qui non seulement fait sens mais autorise le sentiment de sens : résonance avec le milieu naturel, résonance avec l’œuvre d’art, résonance spirituelle en certains lieux comme une cathédrale.

Ces moments de résonance sont ceux du sentiment de l’instant retrouvé, instant qui est bien souvent image de l’éternité.

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